Né en 1921, Mathias Matiska était destiné à être mineur, comme le fut son grand-père autrichien arrivé en France vers 1875. Mineur, il le sera oui, mais les circonstances de l’histoire et la force de ses convictions vont l’entraîner dans des aventures humaines que bien peu d’hommes ont eu l’occasion de vivre. Aujourd’hui, âgé de 82 ans, c’est avec un véritable talent de conteur et de sociologue qu’il nous livre là l’expérience d’une vie, celle d’un homme certes amputé de sa jeunesse, mais qui peut être fier d’être resté un homme libre. Il a publié son autobiographie en décembre 2004.
Passerelles : Comment tout cela a-t-il commencé ?
Mathias MATISKA : Mon grand-père, il est né à Ceske Budejovice. C’est une partie de la Bohême qui avait été annexée par les autrichiens. Donc mon grand-père est né Autrichien. Et puis il a émigré en France vers 1883. Il a d’abord travaillé dans les fermes et ensuite il a rencontré ma grand-mère qui était de Metzervisse. Ils se sont mariés, puis ils ont eu cinq enfants et ensuite il a travaillé dans les mines de fer du côté de Volmerange-les-Mines. Et mon père est né à Dudelange, juste à la frontière, au Luxembourg. Et je ne sais pas par quel hasard, en 1920, il s’est trouvé en Allemagne où il a connu ma mère. Il a travaillé là-bas dans les tourbières du sud de la Bavière où je suis né, au pied de Garmisch-Partenkirchen, la grande station de sports d’hiver, et quand il y a eu la grande inflation en Allemagne après la guerre, il a décidé de partir en France. Alors il a demandé un visa, il l’a obtenu et il est venu travailler en France dans les mines de fer, d’abord à Trieux. C’était la première mine. Il y est resté un an et après on a déménagé sur Piennes avec un chariot tiré par des chevaux. Ma mère venait d’accoucher au mois de décembre. Elle avait un gosse de trois mois dans une couverture sur les bras. On est arrivé à Piennes par un froid de canard. C’est là qu’on a vu la solidarité des émigrés. C’était presque tous des émigrés qui habitaient dans la rue, Italiens ou Polonais. Quand on est arrivé, le temps que mon père installe une cuisinière pour chauffer la maison, ils se sont presque battus pour nous accueillir. Alors on s’est divisé, chez l’un, chez l’autre ; ils nous ont fait du café, du cacao, ils nous ont donné des tartines, tout ça. Donc là, je n’ai jamais été confronté à la xénophobie.
Dans ma jeunesse, jamais je n’ai connu la xénophobie. Pourquoi ? Parce que dans les rues où nous habitions, la plupart, c’étaient des immigrés et ils se rappelaient, quand ils voyaient un émigré arriver, leur émigration à eux. Je ne parle pas de racisme, parce que le racisme, c’est la différence de couleur. Là, c’est plutôt de la xénophobie, entre Français et Polonais ou entre Français et Italiens. Je ne l’ai connue ni à l’école, ni nulle part. C’était en 1927.
J’ai fait ma scolarité. J’ai eu le Premier Ordre, le Certificat d’Étude. Le Premier Ordre, parce qu’en Meurthe-et-Moselle, on avait un diplôme de plus à cette époque-là. Je n’ai d’ailleurs jamais su pourquoi. Je me suis inquiété auprès de l’Inspection Publique. Ils n’ont jamais su me dire pour quelle raison. (…)
Je n’ai jamais connu la xénophobie, puisque la majeure partie des habitants des cités était d’origine émigrée, entre Italiens, Polonais et quelques Yougoslaves. Il n’y avait pas de Maghrébins encore à cette époque-là, en 1927/28. D’abord, ils auraient eu tort d’être xénophobes, parce que le jour où il leur manquait quelque chose le dimanche, du sucre ou de l’huile, n’importe, il aurait fallu qu’ils s’adressent à un émigré et s’ils avaient eu de la xénophobie à son égard, ils se heurtaient à un mur. Comme la mine n’embauchait pas à cette époque-là, c’était en 1934…
Passerelles : Vous aviez quel âge ?
M. M. : J’avais treize ans, on sortait de l’école à treize ans à cette époque-là. J’ai été travailler chez des fermiers. C’était leur veine, parce qu’ils avaient une main-d’œuvre à bon marché : sitôt que les enfants sortaient de l’école, comme ils n’étaient pas embauchés par la mine, on voyait les fermiers se balader dans les rues des cités pour recruter de la main d’œuvre à bon marché. Et en 1937, après la crise économique qu’il y a eu à Wall Street en 1929, finalement, ils m’ont embauché à la mine. J’ai commencé à la mine et quand la guerre s’est déclarée, j’ai été interné comme ressortissant allemand. J’ai été interné à Briey pendant six mois. Et ensuite la République tchèque a levé une brigade de tous les Tchèques qui habitaient en France pour combattre aux côtés de l’Armée française. Et je me suis engagé, j’avais dix-huit ans à l’époque, j’avais même pas dix-huit ans encore. Puis j’ai fait toute la campagne, c’est-à-dire j’ai fait une partie de la campagne de France et quand je suis retourné à Agde qui était mon lieu de démobilisation, j’ai été de nouveau interné par Vichy. J’ai réussi à m’évader, puis j’ai gagné la Légion étrangère où j’ai fait quatre années et ensuite ils ont monté de nouveau une brigade en Angleterre pour le débarquement en Normandie. J’étais volontaire et je suis parti en Angleterre de nouveau dans la Brigade tchécoslovaque. On a fait le débarquement en Normandie, puis ensuite on a encerclé Dunkerque où les Allemands s’étaient enfermés. C’est là que j’ai connu ma femme, à Dunkerque, parce qu’elle était du Nord, et à l’Armistice on est parti en Tchécoslovaquie, en occupation avec les Américains. J’étais en occupation dans la zone américaine et après dans la zone russe jusqu’au mois de janvier 46 où j’ai été démobilisé. Je suis revenu en France et là je me suis marié avec Stéphanie. Ça a été ma carrière.
Je pourrais vous dire qu’à cette époque-là, dans les mines chez nous, en 1937/38 et même après, dans les mines de fer, il y avait beaucoup plus d’Italiens que de Polonais. Les Polonais, c’était plutôt dans les mines de charbon, parce qu’il y en avait déjà qui travaillaient dans les mines de charbon, chez eux, en Silésie et il y avait une différence de comportement entre les Polonais et les Italiens : les Polonais, eux, leur ambition, c’était d’avoir une belle maison, des beaux habits, des beaux meubles ; alors que l’ambition des Italiens de l’époque, c’était de monter une entreprise ou un commerce et c’est pour ça que vous voyez ici tellement d’entreprises qui ont des noms italiens, surtout les entreprises de maçonnerie. Ils étaient très ambitieux ces Italiens qui avaient émigré en 1925/26 et la plupart d’entre eux ne sont plus retournés chez eux. Il y en avait parmi eux qui étaient partis par souci économique parce qu’ils étaient chômeurs, mais d’autres pour un problème politique, parce qu’en 1927 il y avait Mussolini, c’étaient les Chemises Noires qui formaient le Parti Fasciste en Italie. Et il y avait beaucoup d’Italiens du Nord de l’Italie qui étaient rouges. Plutôt que de subir l’huile de ricin ou les coups de bâton des Chemises Noires, ils ont émigré en France. C’est ce qui a fait que parmi ces fils d’émigrés qui sont venus en France, après la guerre, en 47/48/49, il y en a énormément qui sont devenus maires des communes des cités minières. Presque toutes les communes des cités minières de la Meurthe-et-Moselle, peut-être certaines de la Moselle, avaient des maires qui étaient d’origine émigrée italienne, quelques-uns étaient polonais. Et je pourrais vous dire que quand nous, on a déménagé à Piennes, on nous a imposé deux pensionnaires à l’époque. Ma mère, elle avait cinq enfants, on avait un quatre-pièces. Alors on avait une pièce pour les parents, une pièce pour quatre enfants et une pièce pour deux pensionnaires qui avaient été imposés par la Direction des Mines. Et on n'était pas seuls dans ce cas-là : il n’y avait pas assez de cantines, alors pour avoir un logement, ils nous imposaient des pensionnaires.
Passerelles : Vous étiez à Piennes. Comment s’est passée votre installation ?
M. M. : On était dans les cités minières. Quand on est arrivé, quand on n’avait pas suffisamment de lits, tout ça, c’était la mine qui nous fournissait des lits en ferraille et puis des couvertures, parce qu’il y avait beaucoup d’immigrés qui arrivaient et qui n’avaient pas suffisamment de mobilier.
Passerelles : En fait, comme vous aviez déjà une longue histoire d’immigration, vous n’avez pas eu de problème de langue ?
M. M. : Non, je n’ai pas eu de problème de langue, parce que j’ai fait toute ma scolarité en français, puisque j’ai commencé ma scolarité en 27 jusqu’au Premier Ordre, jusqu’à treize ans. Moi, je n’ai eu aucun problème de langue, alors que ma mère par contre, elle, ne causait que l’allemand. Mais comme il y avait beaucoup d’émigrés qui causaient l’allemand aussi, ça s’est bien passé.
Passerelles : À vous entendre, ça s’est fait relativement harmonieusement ?
M. M. : Oui, parce qu’on avait des maîtres qui étaient de vrais maîtres républicains et laïques, nos maîtres d’école, nos enseignants. Ils ne toléraient pas qu’on fasse du racisme à l’école. Ils étaient à cheval sur ça. Je vais vous raconter une simple anecdote : j’avais un camarade, il s’appelait Loeuillet. C’était le fils d’un notable du pays. En jouant aux billes, un jour, je lui ai raflé toutes ses billes, et de colère, il m’a traité de boche. Le maître l’a entendu, le directeur d’école, il l’a attrapé par le revers de la veste et il lui a fait faire tout le tour du préau à coups de pied dans le derrière et il lui a dit : « Tu feras venir ton père. » Et quand son père est venu, il lui a dit : « Si jamais votre fils, il recommence à faire du racisme dans mon école, vous irez le mettre où vous voudrez. » C’étaient les enseignants de l’époque, ils étaient presque tous comme ça, à part quelques-uns. Et donc, j’ai fait toute ma scolarité sans avoir de problème. J’étais un émigré favorisé.
Passerelles :Et comment ça se passait avec les autres communautés ?
M. M. : Ça se passait très bien. La communauté était composée exclusivement d’Italiens et de Polonais.
Passerelles : Ça, c’était au début, mais ensuite ?
M. M. :
Moi, j’ai vécu plusieurs immigrations. J’ai vécu l’immigration de 1926/27, l’immigration polonaise et puis italienne, avec les différences que je viens de vous dire sur les ambitions des uns et des autres ; après la guerre en 1946/47, j’ai assisté à une nouvelle émigration italienne, mais c’était principalement une émigration d’Italiens du sud, alors que la première émigration de 27, c’était presque tous des Italiens du nord. Alors j’ai vu arriver cette deuxième émigration italienne-là et j’ai vu aussi expulser des Polonais.
Quand il y a eu la grande crise économique en 1929, ils ont expulsé des mineurs de charbon, des Polonais, parce que, comme il y avait beaucoup de chômage, les autochtones, les Nordistes, ils n’admettaient plus que les Polonais aient du travail et eux, qu’ils soient chômeurs. Alors, le gouvernement, pour les contenter, a expulsé par trains entiers des Polonais et les habitants ont dû en profiter, parce que ceux qui partaient ont été obligés de vendre les meubles qu’ils avaient acquis en travaillant durement et certains les ont achetés pour une bouchée de pain. J’ai assisté à ce phénomène d’expulsion des gens qu’ils avaient fait venir eux-mêmes par contrat. Parce qu’à cette époque-là, il y avait des recruteurs* qui partaient en Pologne et en Italie et faisaient venir des gens, parce que les Français ne voulaient pas descendre au fond de la mine. Les Français, ils voulaient bien travailler au bureau, au jour, mais descendre au fond de la mine, ils ne voulaient pas. Donc, comme c’était après la guerre, tout de suite, il fallait remonter le pays, ils ont dû envoyer des recruteurs un peu partout dans ces pays-là, et puis ils faisaient venir les gens par contrat. Et c’est ça qui était honteux, parce qu’après, ils les ont expulsés ces Polonais qui étaient venus par contrat. Après la guerre, comme je vous dis, j’ai assisté à ce phénomène des départs de Polonais qui voulaient remonter la Pologne. Les Polonais qui étaient émigrés à cette époque-là, ils étaient divisés en deux : il y avait ceux qui avaient combattu dans l’armée polonaise en dehors des frontières, l’armée polonaise de libération qui était de tendance de droite avec le général Anders, et il y avait les Polonais qui tenaient pour le gouvernement communiste. Donc, il y avait rivalité entre eux. Et une grande partie de ces Polonais qui tenaient pour le gouvernement sont partis en Pologne. Ils ont émigré en Pologne.
Et ensuite, il y a eu aussi des grandes grèves, où il y a eu pas mal de militants syndicalistes qui ont été mis en prison en 1929. En 1929, ils ont fait une grande grève, j’avais huit ans à l’époque et j’ai vu un militant syndicaliste, un Français, Ballard il s’appelait, partir à Briey, qui était distant de quinze kilomètres, enchaîné. J’ai vu ce militant partir enchaîné, faire quinze kilomètres à pied avec deux gardes mobiles à cheval. Il était au milieu avec les menottes. Parce que le syndicalisme était interdit ; les syndicalistes étaient obligés de se réunir dans les bois quand ils voulaient discuter, ils ne pouvaient même pas se réunir dans les bistrots ou dans d'autres endroits, parce que les patrons des entreprises, ils tenaient tout dans les mains. Et comme les bistrots leur appartenaient aussi, les patrons de bistrot n’osaient pas faire une réunion. C’était une époque comme ça, que beaucoup ne connaissent pas. Les jeunes d’aujourd’hui, ils s’imaginent que tout est tombé comme ça de la lune, alors qu’il y a eu d’énormes luttes, d’énormes combats qui ont été menés par les syndicalistes de l’époque. Nous en avons eu qui ont été emprisonnés.
Passerelles : Et vous ensuite ?
M. M. : Moi, quand je suis rentré de Tchécoslovaquie en 1946, j’ai tout de suite adhéré au Parti Communiste et puis j’y ai été après un militant syndical, un responsable syndical, j’étais de la CGT. J’ai toujours milité, comme ça, jusqu’à mon départ en retraite, en 1967. Ça fait déjà trente-six ans que je suis en retraite. J’ai pris la retraite à quarante-cinq ans, au moment où ça marchait mal dans les mines, où il y avait des licenciements. Un jour, le patron nous a appelés, il a dit : « Vous êtes une trentaine qui pouvez prendre la retraite. Vous avez trente ans de mine. Si vous partez, vous avez trente de vos camarades qui ne seront pas licenciés. » Et comme il y avait beaucoup de solidarité chez nous, on a accepté, malgré qu’on perdait plus de la moitié de notre salaire. On a accepté de partir pour permettre à nos camarades de continuer une paire d’années encore. J’ai pris la retraite, en 1967, après un accident. J’ai été trois fois accidenté : une fois, j’ai été enterré sous un bloc d’une tonne, j’avais juste la tête qui dépassait, j’ai eu double fracture du bassin, fracture des doigts de pied, des blessures un peu partout ; j’ai eu un deuxième accident avec une fracture des vertèbres lombaires, un bloc qui est tombé de cinq mètres de haut pendant que j’étais penché ; et le dernier accident quand j’ai pris la retraite, c’est aussi du minerai qui est tombé sur la visière de mon casque, il m’a arraché la peau du front, j’avais le poignet ouvert, j’avais l’épaule ouverte et le pied cassé. Et là j’ai décidé de prendre la retraite, parce que c’était suffisant.
Passerelles : Vous parliez tout à l’heure des vagues d’immigration. Vous avez connu l’après-guerre, et après ?
M. M. : Après, il y a eu l’émigration maghrébine. Après les Italiens ou en même temps presque que les Italiens. Mais c’était avant la guerre d’Algérie. C’était une émigration calme, tranquille. Ils n’étaient pas nombreux, ils avaient beaucoup d’enfants, mais on n’a jamais eu d’histoires avec eux, parce qu’on les a intégrés parmi nous. On n’a pas créé des rues exprès pour mettre les Algériens, pour mettre les Maghrébins. Non, ils étaient partagés parmi nous, leurs enfants fréquentaient les nôtres, tout ça, ils ont peu à peu pris les mœurs des nôtres et tout s’est très bien passé. Les filles ne portaient pas de foulard, elles allaient à l’école sans foulard, les mères, ma foi, encore, elles portaient le foulard, mais ce n’était pas elles seulement, parce que les Italiennes et les Polonaises, quand elles sont arrivées en France, elles avaient toutes le foulard, comme elles étaient très croyantes, automatiquement, à l’église, à cette époque-là, il fallait avoir la tête couverte pour les femmes. Mais les jeunes Maghrébines de cette époque-là, elles ne portaient pas le foulard. Il y en avait même une qui tenait la bibliothèque chez nous. J’avais un club de scrabble et j’en avais même qui venaient le soir jouer au scrabble avec nous. Le père les autorisait, évidemment sous ma responsabilité. C’était libre. Les parents n’étaient même pas habillés à la mode orientale, les femmes étaient habillées comme nos femmes à nous. Ça s’est gâté après, avec la guerre d’Algérie automatiquement. Il y a eu des préjugés. À la fin de la guerre d’Algérie, il a commencé à y avoir tous ces problèmes qu’on a aujourd’hui. Avec l’histoire des harkis. Et ce que je n’ai jamais compris, moi, c’est la hiérarchisation de l’émigration : ceux qui devraient être le mieux accueillis, ce devrait être les anciens colonisés, mais pas les Polonais et les Italiens. Ça aurait dû être les Maghrébins. Ils causaient français, la plupart d’entre eux, donc ils auraient dû être accueillis à bras ouverts, ceux-là, plutôt que les Italiens et les Polonais. Mais c’est le contraire : on tolère les Italiens, les Polonais, et d’autres immigrés, mais par contre, on ne tolère pas beaucoup les Maghrébins, on leur trouve tous les défauts. Et c’est ça que je n’ai jamais compris. Est-ce que c’est à cause de la guerre d’Algérie que ça s’est passé ou je ne sais pas pourquoi…
Passerelles : Vous en avez discuté avec d'autres immigrés ?
M. M. : Oui. Moi, j’étais invité à toutes les noces d’Algériens qu’il y avait dans mes cités. Evidemment, il y avait la séparation : il y avait les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. On ne se mélangeait pas, c’est sûr. Ils ont gardé leurs coutumes quand même. Parce que pour moi, intégration, ça ne veut pas dire perdre ses coutumes. L’intégration, ça veut dire respecter les lois de la République, mais ce n’est pas perdre ses coutumes. Si moi, j’ai envie de manger du couscous plutôt que de manger des frites, c’est pas parce que j’habite en France que je suis obligé de manger des frites. Beaucoup s’imaginent que l’intégration, ça veut dire se plier aux coutumes. Non, on se plie aux lois du pays, c’est tout. Comme maintenant pour la laïcité : il y a un problème avec le foulard à cause de ça, parce que la laïcité n’autorise pas les démonstrations culturelles, les démonstrations religieuses, que ce soit de n’importe quelle religion. Automatiquement, elles devraient s’y plier aussi, les jeunes filles.
Passerelles : Et vous, culturellement, comment vous vous définissez aujourd’hui ?
M. M. : Moi, je suis athée. Culturellement, vous savez, c’est difficile quand on a émigré et qu’on a combattu dans une armée comme j’ai combattu dans l’Armée tchécoslovaque, de se situer culturellement français. Je me situe de deux cultures, trois cultures : parce que je suis né en Allemagne, ma mère était allemande ; j’ai combattu dans l’Armée tchécoslovaque ; et j’ai été naturalisé français, donc je me situe sur trois cultures. Je vais même vous raconter une histoire sur la naturalisation, ma naturalisation.
En 72, poussé par ma fille, j’ai demandé la naturalisation, parce que je n’étais pas français, malgré que j’avais combattu six ans dans l’armée alliée. C’était De Gaulle qui était là en 72. J’ai demandé ma naturalisation. J’ai été estomaqué : j’ai envoyé tous mes papiers militaires, je reçois une note comme quoi j’étais refusé. On me refusait la naturalisation. J’étais outré. Je ne comprenais plus du tout. J’ai dit : « Il y a des Français qui ont été faits prisonniers, qui n’ont jamais entendu une balle siffler ; d’accord, ils étaient français, ils sont restés français, mais j’en connais beaucoup d’autres qui n’ont jamais entendu une balle siffler en étant naturalisés, et moi qui ai combattu pendant six ans… » J’étais outré, je ne voulais plus demander. Et puis de nouveau, poussé par ma fille, en 87, j’ai demandé la naturalisation. Alors, ils me l’ont accordée, mais il y a un inspecteur des renseignements généraux qui est venu faire une enquête. Et j’étais en train d’écrire un poème, justement. Et je lui ai dit : « Mais dites-moi un peu pourquoi maintenant pour quelle raison on m’a refusé la naturalisation en 1972 avec mes états de service. ». Il m’a dit : « Si vous aviez continué à écrire des poèmes au lieu de lire l’Humanité, vous auriez été naturalisé. » Vous vous rendez compte ? J’ai dit : « Mais c’est ça le pays des Droits de l’Homme ? La France ? On dit que c’est le pays des Droits de l’Homme ? » Il ne savait pas quoi répondre.
Passerelles : Donc, aujourd’hui, vous êtes français ?
M. M. : Aujourd’hui, je suis français depuis 88.
Passerelles : Vous n’avez pas gardé la double nationalité ?
M. M. : Non, non. Parce qu’aussi, s’est produit ceci : on nous a bombardés tchécoslovaques en 1920. Je ne sais même pas si mon grand-père causait le tchèque, puisqu'il faisait partie de la partie autrichienne, Ceske Budejovice s'appelait Budweiss en allemand, c’était l’Autriche à l’époque-là, puisqu’il y avait l’empire austro-hongrois avant la guerre de 14/18. Et mon grand-père a fait le service militaire dans les chasseurs tyroliens parce qu’il était de petite taille, il mesurait 1m55 par là. Donc il a fait son service militaire dans l’armée autrichienne. Après la guerre, quand avec les morceaux qu’ils ont arrachés à l’Autriche, ils ont fait la Yougoslavie, puis après la Tchécoslovaquie, mon grand-père, il s’est vu tout à coup notifié en 1920 qu’il était tchécoslovaque, il n’était plus autrichien. Et mon père aussi. Et moi aussi. Et on ne causait pas un mot de tchèque. Moi, j’ai juste appris à causer un petit peu quand j’étais dans l’armée tchécoslovaque en 1940. On a vu ce qu’il s’est passé avec la Yougoslavie, la Bosnie, la Croatie et tout ça. Pour se venger de l’Autriche, ils ont créé ces états de bric et de broc. En Tchécoslovaquie, ça s’est bien passé avec les Slovaques. Il n’y a pas eu de guerre, il n’y a pas eu de bagarre, il n’y a rien eu. Ils se sont séparés sans histoire. Mais en Yougoslavie, ce ne fut pas le cas. Et ça, ça découle tout des accords de l’Armistice de 1918. Pour ainsi dire, j’ai trois cultures, j’ai trois langues : je devrais savoir normalement le tchèque, l’allemand et puis le français.
Passerelles : Vous en avez même quatre, puisque votre grand-père était autrichien !
M. M. : Oui, même ça, autrichien. Mais j’en ai connus qui avaient changé quatre fois de nationalité, des Yougoslaves, quatre fois ! Ils ont été autrichiens, après italiens, après yougoslaves, après italiens et après français. Ils ont changé quatre fois de nationalité ces gens-là.
Passerelles : Il y a eu aussi le Frioul qui est passé tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Italie.
M. M. : Oui, il était autrichien, le Frioul. C’est le pays de sa femme (en s’adressant à son fils). Vous avez une partie de l’Italie, l’Italie du Nord, où ils ont une culture germanique, où ils parlent mieux l’allemand que l’italien. Ils ont des coutumes germaniques, tout. Toute une partie du Nord de l’Italie, du côté du Brenner, le Trentin, tout ça. Ca s’est passé avec l’Italie aussi.
Passerelles (à son fils) : Vous, comment vous vous sentez, culturellement parlant ?
Gérard M. : Français, à part entière. Depuis tout jeune. Je suis né en France. J’ai toujours eu une culture française, de mère française en plus et puis mon père parlait toujours le français à la maison.
Passerelles : Donc, c’est très différent d’une génération à l’autre.
G. M. : Oui, je pense que nous, la deuxième génération, on était déjà intégrés.
Passerelles : Mais la première aussi. (à M.M.) Vous, vous étiez intégrés ?
M. M. : Oui, parce que je suis tombé à la bonne époque. C’est-à-dire que j’ai fait toute ma scolarité en langue française, donc je me suis tout de suite intégré. Et puis j’étais jeune : j’avais sept ans. Mais, par contre, il y en a eu d’autres qui ont eu du mal à s’intégrer, parce qu’ils sont venus beaucoup plus tard et ensuite, il y a eu l’occupation de la Lorraine par l’Allemagne, après, ils ont fait de l’allemand… Mais ça s’est passé ici avec des Lorrains, par exemple les Lorrains qui sont nés en 1932/33 : ils ont fait quatre, cinq ans d’école française et après ils ont fait quatre ou cinq ans d’école allemande. Eux aussi ne savaient plus non plus. On leur interdisait de parler le français, il fallait qu’ils parlent l’allemand. A la fin du compte, ils ne savaient plus non plus s’ils étaient allemands ou français.
De toute manière, j’ai toujours dit que le comportement des autochtones varie suivant la situation économique du pays. Après la guerre de 14/18 et après cette guerre-ci, il fallait remonter le pays. On a accepté à bras ouverts les immigrés, surtout quand ils descendaient au fond de la mine. Mais quand la situation économique se dégrade comme maintenant, on a du mal à les accepter, les émigrés.
Passerelles : Vous avez vu la situation se dégrader à partir de quand ?
M. M. : Moi, je la vois se dégrader maintenant. Autrement, je ne l’ai jamais vue, à part lorsqu’ils ont expulsé ces Polonais, dans le Nord, en 1934, quand il y a eu la grande récession économique.
G. M. : Il n’a pas pu le voir, puisqu’il est parti en retraite dans les années 66/67.
Passerelles : Je ne l’ai pas vue, comme je suis parti en 67. À cette époque-là, les ouvriers algériens qu’on avait dans notre mine, ils étaient intégrés, on les acceptait. Moi, j’avais deux manœuvres algériens, ils travaillaient avec moi, ils avaient le même salaire, ils avaient tout. On avait un comportement civilisé avec eux, donc ils étaient complètement intégrés à cette époque-là. Et après, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, quand j’ai pris ma retraite en 67, ça s’est dégradé avec le chômage et puis tout ça. Oui, ils ont été indésirables. Ça, c’est sûr. Et puis avec la propagande extrême droite de Le Pen et tout ce qu’il s’en est suivi par la suite, la situation s’est dégradée.
Passerelles : Et vous n’avez pas parlé de votre travail. Qu’est-ce que vous faisiez dans la mine ?
M. M. : J’étais mineur. Un mineur, c’était un chef de chantier. Et j’avais parfois deux, trois, quatre ouvriers sous mes ordres. On a commencé d’abord à travailler, à charger à la main. On n’avait pas de machine en 1945. Tout de suite après la guerre, on chargeait les wagons de minerai à la main, c’est-à-dire le mineur, il tirait des coups de mine, il faisait un stock de mine, les mineurs arrivaient avec un wagon puis à la pelle ou bien directement, ils chargeaient les wagons avec les plus gros blocs. Les wagons faisaient trois tonnes et pour gagner sa journée, il fallait charger au moins sept ou huit wagons de trois tonnes. Alors sept wagons multipliés par trois tonnes, il fallait qu’ils manipulent vingt et une tonnes de minerai pour avoir un salaire potable. J’avais un aide-mineur qui était maghrébin. J’ai été blessé et ils l’ont intégré dans une autre équipe. Il a été tué par un coup de mine. Un coup de mine lui a arraché la tête. Ils l’ont enterré là-bas, en Algérie. D’ailleurs, j’ai écrit un poème sur lui.
Alors on posait des chandelles, parce qu’à cette époque-là, ils n’avaient pas de boulons encore. Après on a boulonné. Mais au début, pour tenir le toit, on posait des chandelles de six, sept mètres de hauteur, de la hauteur des galeries. C’étaient des troncs de pin qu’on devait dresser avec un chapeau au-dessus et puis des cales en dessous pour tenir le plafond et éviter un éboulement. Les chandelles avertissaient, parce que quand la chandelle commençait à craquer puis à se plier, y avait intérêt à filer dare-dare.
Après, on a eu les machines. Les machines sont arrivées et on a eu des ingénieurs qui sont partis aux Etats-Unis et ils sont revenus avec des machines. Y avait des Conway, des machines qui chargeaient le minerai comme ça, et c’est là que la santé a commencé à se dégrader avec la mécanisation. Des mineurs du temps du chargement à main, il y en a encore qui vivent, quelques-uns qui ont mon âge. Mais les mineurs de la mécanisation, ils sont tous morts. La mécanisation a tué les hommes. Pourquoi ? Nous, on travaillait durement. C’était un travail physique très pénible, mais avec une nuit de sommeil, on avait récupéré, parce que la fatigue physique se récupère. Mais ceux qui conduisaient ces machines, ils avaient une fatigue nerveuse, parce qu’on leur demandait toujours plus. Et non seulement ça, mais ils respiraient toutes les poussières, toutes les saloperies quand ils foraient les trous de mine. Avant qu’ils n’amènent les masques, ils respiraient toute cette poussière-là. Nous, on tirait à l’air liquide. L’air liquide, c’était plus sain que le nitrate de fuel. Après, ils tiraient au nitrate de fuel. Ça faisait comme un goudron qui collait aux parements et eux, ils avalaient ce goudron, ils l’avaient sur les poumons, ils l’avaient dans l’estomac, en plus de la poussière qu’ils avaient avalée, plus la fatigue nerveuse - ils n’arrivaient pas à récupérer- Eh bien, ils sont tous morts vers la quarantaine, quarante-cinq ans. C’est donc là qu’on peut dire que le progrès, c’est pas toujours la panacée. Là, vraiment, pour nous, les mineurs de fer, la modernisation, ça a été la mort. Non seulement sur le plan des effectifs, puisque après les effectifs ont diminué de façon considérable (à la mine de Piennes, quand j’ai débuté, on était mille ouvriers et quand je suis parti, en 67, il n’y en avait plus que trois cents ; la mine a encore fonctionné deux, trois ans et là, il n’y en avait plus que deux cents), mais on peut dire que la mécanisation a été mauvaise sur le plan de la santé. Peut-être que dans certaines professions, la mécanisation est intéressante et soulage, mais dans certains travaux, non, la mécanisation n’est pas la panacée.
G. M. : Y’a un truc à rectifier : sa demande de naturalisation, c’est pas en 72, c’est en 62/63 qu’il l’a faite la première. C’était du temps de De Gaulle. En 72, y’avait plus De Gaulle. Oui, c’était en 63/64, par là. Et la deuxième, oui, oui. Je m’en rappelle très bien. Ça m’avait marqué ça d’ailleurs, qu’ils l’avaient refusée à l’époque. J’étais tout jeune. Ça fait drôle, parce que, quand j’allais à l’école justement, j’étais obligé de marquer sur les papiers « père étranger ». Ça faisait drôle pour une famille intégrée. Et on est quand même des immigrés vernis, parce que son grand-père (mon arrière-grand-père) est quand même enterré à Fontoy. C’est rare d’avoir dans les familles d’émigrés le premier qui soit venu qui soit enterré dans le pays et il est venu dans les années 1870 par là. Et il est mort à Fontoy. Il a été enterré à Fontoy. C’est quand même pas mal ? On a quand même un début où se raccrocher, parce qu’il y a un cimetière. Hein, pour des immigrés, c’est quand même bien ?
Passerelles : Est-ce que vous êtes retourné là-bas, où vivaient vos grands-parents ?
G. M. : On voudrait bien.
M. M. : Oui, oui. Moi, j’y suis retourné après l’Armistice, quand j’étais en occupation dans la zone avec les Américains et les Russes. J’étais trois mois en occupation avec les Américains et j’ai été quatre mois avec les Russes à la frontière polonaise. C’est là que j’ai revu le pays de mon grand-père.
Passerelles : Et il y avait encore de votre famille ?
M. M. : Je n’ai jamais cherché. Mais il doit y en avoir.
G. M. : J’ai regardé sur Internet et dans le village où est né l’arrière-grand-père, il y a un Matiska. Alors j’ai commencé à faire des recherches par là-bas pour voir éventuellement si ce ne serait pas un arrière-arrière-arrière-petit-cousin, ce qui est fort possible.
Passerelles : En fait, vous êtes venu ici et c’est ici que s’est passée votre vie ?
M. M. : Oui, comme la plupart des immigrés. Je suis certain que la plupart des immigrés, peut-être pas polonais, mais italiens, ils sont venus ici avec l’espoir de repartir chez eux, de ramasser un petit pécule, d’acheter une maison chez eux et de monter un petit commerce ou n’importe.
Passerelles : Beaucoup l'ont fait.
M. M. : Beaucoup l’ont fait, mais c’est les mères qui n’ont pas voulu, parce que leurs enfants étaient mariés ici et puis, ils en avaient au cimetière aussi, donc ils n’ont pas voulu partir. Mais leur ambition, c’était ça. Comme je vous l’ai dit, ils étaient beaucoup plus ambitieux, les Italiens. La preuve, vous avez énormément d’entreprises qui sont aux mains d’émigrés, de fils d’émigrés ou de petits-fils d’émigrés italiens. Et puis j’ai oublié de dire une chose aussi, c’est que quand il y a eu la récession en 1929 qui est venue des Etats-Unis, ici, dans les mines de fer, on a moins souffert que dans les mines de charbon, d’où ils ont expulsé des Polonais. Parce que chez nous, dans les mines de fer, il y avait plus d’Italiens que de Polonais. Et ces Italiens, ils les ont reconvertis dans la construction de la ligne Maginot. C’était la ligne de fortification qu’il y avait tout le long de la frontière allemande, en face de la ligne allemande Siegfried. Et comme c’étaient souvent des maçons, les Italiens (même quand ils ne l’étaient pas, ils disaient qu’ils étaient maçons), alors ils les ont tous reconvertis là-dedans.
Passerelles : Est-ce que vous souhaiteriez parler de quelque chose de particulier ?
M. M. : Il y a juste que je ne comprends pas qu’aujourd’hui, tout d’un coup, il y a une telle prévention contre les immigrés, et surtout contre les Nord-Africains, contre les Maghrébins et contre les Noirs. Alors qu’ils devraient être accueillis à bras ouverts, parce qu’il y en a beaucoup parmi eux, leurs pères ou leurs grands-pères, qui ont fait la guerre dans l’armée française en 14/18 et puis cette guerre-ci, ils l’ont faite aussi. Je ne comprends pas qu’ils soient accueillis moins bien que d’autres immigrés. Surtout qu’ils ont été victimes du colonialisme.
Parce que j’étais au Sénégal longtemps pendant une paire d’années, quand j’étais à la Légion. Les Sénégalais, avant que j’y sois, en 1942, ils ne connaissaient pas la disette. Quand ils avaient un excédent de récolte de manioc, de mil ou de sorgho, ils ensilaient et l’année d’après, ma foi, quand il y avait de mauvaises conditions, ils se servaient de ce qu’ils avaient ensilé. Et il y eut une période après la guerre, même un peu avant la guerre, où quand Lesieur s’est installé à Rufisque, (Lesieur, c’est le grand manitou de l’huile), il a installé deux grandes raffineries d’huile à Rufisque et à Ties et il a incité les villageois, les Sénégalais, à planter des cacahuètes plutôt que le mil et le sorgho. Et c’est là que la disette est arrivée. Et par la suite, des plus malins encore, leur ont imposé, parce que c’était plus rentable pour Lesieur, de planter du maïs. Et le maïs, il faut beaucoup d’eau, alors que le mil, même quand il pleut sporadiquement, il pousse quand même, il fournit quand même de quoi se nourrir. C’est pour ça que maintenant il y a des disettes incroyables dans ces pays-là, parce qu’on leur a imposé des cultures, des cultures qui n’étaient plus vivrières ou qui étaient difficilement cultivables. J’ai toujours dit que si on avait donné à ces gens-là pendant les périodes de colonisation les moyens de vivre chez eux au lieu de les piller comme on a pillé leurs matières premières, si on leur avait donné les moyens, en creusant des puits, en leur amenant des machines, en formant des spécialistes, ils auraient vécu chez eux, ils n’auraient pas émigré. C’est parce qu’on leur a rien laissé, on les a laissés dans la misère complète, on n’a rien fait pour eux, on les a pas indemnisés, rien du tout, de tout ce qu’on leur a volé. Alors maintenant, quand ils viennent chez nous, c’est un droit absolu qu’ils ont de venir. Ils ont été colonisés par nous pendant des années et des années. Pour quelle raison ils n’auraient pas le droit de venir ? J’ai toujours dit : « On a occupé l’Algérie pendant cent trente ans ? Pour quelle raison les Algériens n’auraient pas le droit de venir pendant cent trente ans en France ? Ce serait tout à fait normal. À condition qu’ils respectent comme tout le monde les lois en vigueur, les règlements en vigueur, c’est normal. » C’est un argument qui plairait certainement pas à Le Pen.
Passerelles (à M.) : Vous souhaitez rajouter quelque chose ?
G. M. : Un truc quand même : les Polonais s’intégraient plus difficilement, parce qu’ils avaient avec eux leurs curés. Leur intégration a été beaucoup plus difficile que celle des Italiens. Normal, c’étaient des Latins.
M. M. : C’est-à-dire ils venaient avec le curé et ils avaient un maître d’école aussi pour ne pas perdre la langue. Ils avaient une école polonaise. Parce que les Polonais, ce qui les a sauvés, ça a été ça : la langue. Ils ont toujours voulu préserver leur langue. C’est leur religion qui les a sauvés, c’est la religion catholique, c’est leur croyance. Parce qu’ils ont été tiraillés de gauche et de droite entre les Russes, les Allemands, les Autrichiens et ils sont venus en France avec leurs instituteurs et avec le curé même. Mais malheureusement, ça ne faisait pas l’affaire des syndicalistes, parce que les curés, quand on faisait une grève, ils prêchaient contre la grève. Et il y avait beaucoup de Polonais qui ne faisaient pas la grève. Mais quand on votait, ils prêchaient toujours pour les partis de droite, les curés. Ils ne se gênaient pas, puisqu’ils avaient leur chapelle. Ils prêchaient contre la gauche, ils recommandaient toujours à leurs ouailles polonaises de voter à droite. Alors ça nous a aussi beaucoup handicapés, ça, la position des émigrés polonais sur ce plan-là.
Passerelles : Vous, vous vous sentiez plus proche d’une communauté ?
M. M. : Maintenant, je suis français, pour ainsi dire aux trois quarts. La nationalité, la culture française prédominent quand même, parce que malgré tout je n’ai vécu que six ans en Allemagne, je n’y ai pas fait de scolarité ou peut-être dans une petite école. Et la Tchécoslovaquie, j’ai servi dans l’Armée tchèque, mais je n’ai jamais adopté la culture tchèque ni la langue, donc je peux dire qu’à quatre-vingt-dix pour cent je suis Français maintenant. Mais les seules préventions que j’ai découlent justement du refus que j’ai essuyé là en 1962. J’ai jamais compris pourquoi la France qui était le pays des Droits de l’Homme, tout d’un coup, n’a pas tenu compte de mes états de service, mais de mes opinions politiques. Ça n’avait pas de sens : chaque individu a le droit d’avoir ses opinions politiques.
G. M. : Tu peux aussi dire que t’as même pas encore été reconnu ancien combattant. Avec six ans de guerre, il n’est pas reconnu ancien combattant en France pour des histoires administratives, c’est tout. Ca fait quand même gros, ça aussi. Avoir fait autant d’années de guerre et ne pas avoir, pour quelques mois, je crois, ou quelques semaines, de reconnaissance ! Parce qu’il faut avoir été une unité combattante, avoir été au feu pendant un certain temps, même si on est cuisinier, même si on est derrière le front. Du moment que son unité est au front, on est considéré comme au feu aussi.
M. M. : Il y a des soldats français qui ont été faits prisonniers tout de suite au début, au mois de mai/juin, quand les Allemands ont traversé la Meuse à Sedan. Ils ont été faits prisonniers tout de suite, ils ont été amenés en Allemagne dans les camps de prisonniers, et comme ils faisaient partie des unités combattantes, même s’ils n’avaient jamais entendu une balle siffler, ils ont la retraite de combattant quand même. C’est des bizarreries !
G. M. : Alors qu’il a fait des pieds et des mains pour échapper à l’Armée allemande, en foutant le camp. Il a fait tout le trajet jusqu’à la ligne de démarcation pour se sauver, pour se soustraire à tout prix, parce qu’il était sûr d’avoir l’uniforme allemand sur le dos. Il aurait fait comme les Alsaciens Lorrains. Avec une mère allemande et un père sudète, c’était sûr qu’il aurait été incorporé dans l’Armée allemande.
M. M. : Quand j’étais interné par Vichy du mois de juin 40 jusqu’au mois de janvier 41, avant que je vienne à la Légion, il est passé pour « l’Arbeit Dienst » un inspecteur des travaux avec la croix gammée allemande. Il est passé dans notre camp. Il nous a fait tous passer à tour de rôle et quand il a vu mes papiers, il a dit : « Mais vous, vous êtes allemand, vous ! Vous n’avez rien à faire dans ce camp. » C’est là que je me suis évadé grâce à la complicité des camarades qui étaient internés avec moi. C’étaient tous des Espagnols, parce que la guerre d’Espagne venait de se terminer en 39. Et les Espagnols qui ont passé la frontière en Catalogne, de Barcelone, ils ont tout de suite été internés. C’est grâce à eux : ils ont fait une collecte dans le camp, y’en avait certains qui allaient travailler en ville et ils ramassaient un peu d’argent. Ils ont fait une collecte et ils ont réussi à ramasser deux, trois cents francs à l’époque. Avec cet argent-là, j’ai pu prendre le train et gagner Marseille. On a coupé les barbelés avec des cisailles qu’on avait encore et puis je me suis évadé à travers les vignes, en rampant. Comme ça, j’ai réussi. Comme je parlais le français comme maintenant, j’étais en uniforme français, personne ne m’a arrêté, rien du tout. J’ai pu gagner tranquillement Marseille, je me suis engagé dans la Légion. Et puis on a subi un rude hiver, l’hiver 40/41. On n’avait rien à manger dans ce camp et on était couvert de vermine. Il n’y avait pas d’eau, il gelait et on avait juste un tuyau, mais l’hiver quand il gèle, les trous étaient gelés. On était couvert de crasse, on avait la dysenterie et puis tout. Y avait pas de médecin pour nous soigner. Au début, c’était pas un camp d’internement. Quand je suis arrivé, au mois de juillet, à Agde, c’était le centre de démobilisation où j’ai fait mes classes. Au mois de septembre, il est arrivé un bataillon de tirailleurs marocains dans le camp voisin du nôtre. Ils voulaient leur faire faire les vendanges. Les tirailleurs marocains n’ont pas voulu. Ils ont dit : « Non, non, nous, on veut retourner dans notre pays. » Et ils ont tellement insisté qu’ils se sont rués sur le magasin d’armes, les tirailleurs marocains, et ils ont parcouru la ville d’Agde en tirant des coups de feu. Ils n’ont pas tiré sur la population, mais ils ont tiré des coups de feu en l’air. Le commandant du camp est venu nous trouver. Il nous a dit : « Vous, vous êtes des anciens soldats. Vous allez aller au magasin d’armes prendre des fusils mitrailleurs, des mitrailleuses, des fusils, et vous allez combattre contre les Marocains. » J’ai dit : « Nous ? Ah non. Nous, c’est pas notre travail. C’étaient des soldats comme nous. Ils ont fait la guerre comme nous. On va pas se battre contre… » « -Ah, vous ne voulez pas ? ». Le lendemain, on a vu arriver des gardes mobiles. C’était devenu un camp d’internement. Ils nous avaient internés, parce qu’on avait refusé de tirer sur les tirailleurs marocains, alors qu’on n’aurait jamais pu faire une chose pareille ! C’étaient des soldats comme nous ! Et puis pour quelle raison on leur ferait faire les vendanges ? Ils voulaient retourner chez eux. Ils pouvaient les faire retourner. La Méditerranée n’était pas aux mains des Allemands. Ah oui, j’en ai vécu ! Je pourrais faire un rude roman. Pas qu’un seul !
Propos recueillis par Isabelle TASSAN-TOFFOLA en juin 2003.
* « La création de la Société générale d'immigration (1924) permet en effet une véritable planification du recrutement. Par le système du contrat de travail et des contraintes juridiques spécifiques pesant sur les étrangers, la main-d'oeuvre peut être orientée dans les endroits précis où l'on a besoin d'elle. Par l'arrêt du recrutement, par le refoulement de la main d'oeuvre excédentaire, par l'embauche de célibataires ou de pères de famille, il est possible d'adapter précisément l'offre à la demande de travail. D'où l'apparition d'une force beaucoup plus « flexible » que la main-d'oeuvre française qui, comme le montre Gary Cross, refuse de plus en plus les travaux pénibles. Certes, l'emploi des immigrés ne concerne principalement que les postes de manœuvres (et de mineurs), mais ceux-ci sont numériquement les plus nombreux dans l'industrie lourde. L'emploi massif de travailleurs étrangers dans les mines et la sidérurgie favorise ainsi l'alimentation régulière du marché du travail par le bas, rendant possible la mobilité sociale pour les ouvriers français. »
Gérard Noiriel, État, nation et immigration.Vers une histoire du pouvoir. Éditions Belin, 2001.