Nous sommes le 24 avril 2004. Il est quatorze heures trente, et lorsque s'ouvre le petit portail noir, il nous livre une allée de graviers blancs qui serpente à travers la pelouse d'un jardin en pleine floraison. Arbres et massifs de fleurs émaillent de jaune, rose, violet et blanc les multiples tons de verts du printemps naissant. Il s'en dégage une impression de beauté, de jeunesse et de paix, alors qu'à quelques mètres le trafic des voitures bat son plein.
C'est en haut de l'escalier que la petite chienne Touiza n'a pu se retenir de dévaler à notre rencontre, que nous accueille Odile, un grand sourire illuminant toute sa personne. Nous pénétrons dans la pièce réservée aux visiteurs qui donne sur le jardin et, au-delà de la rue, sur la nature qui l'environne. Il fait très beau dehors et dedans aussi.
Germaine Tillion est assise dans un fauteuil, chemisier clair sur une jupe sombre. Elle se lève pour nous accueillir et nous invite à nous asseoir autour de la table, où ne tardent pas à arriver café, thé et gâteaux. Elle est ravie de nous voir, elle le dit et cherche à savoir qui nous sommes. Il nous faut bientôt boire et manger. Nous l'interviewerons après dit-elle, d'abord place à la convivialité ! Sur les murs, les meubles, des souvenirs de ses voyages passés : ici un instrument de musique berbère, là un masque de cérémonie africain ; sur une petite table, devant la fenêtre, côte à côte, deux objets, représentant l'un la nature (une énorme rose des sables offerte par un admirateur algérien) et l'autre la culture (un tout aussi énorme mortier, servant à moudre le grain). Elle les a mis là comme symbole du chemin parcouru par cette humanité qu'elle a étudiée toute sa vie, depuis maintenant près de quatre-vingts ans.
Car c'est en 1934, à 27 ans, après des études d'archéologie puis d'ethnologie menées avec Marcel Mauss1>, qu'ayant obtenu une bourse pour aller étudier les populations berbères des Aurès, elle part dans le Sud algérien. Elle y restera jusqu'en juin 1940, date de son retour dans une France en pleine débâcle et qui signera bientôt l'armistice. Sans attendre, elle commence à mettre en place ce qui deviendra le réseau de résistance qu'elle appellera plus tard le réseau du musée de l'Homme. Arrêtée en 1942, elle est d'abord mise en prison puis envoyée à Ravensbrück où elle restera jusqu'en avril 1945. À sa sortie, neuf ans durant, elle s'emploiera à rassembler une vaste documentation sur la Résistance et la Déportation. En 1954, Louis Massignon fait appel à elle pour contribuer à apaiser le conflit franco-algérien. Elle retourne alors en Algérie pour trois ans, pendant lesquels elle organise l'éducation des enfants et des adultes pour faire diminuer la misère en créant les Centres sociaux2. Pendant l'année 1957, elle cherche à sauver des personnes des attentats, des exécutions et de la torture. Elle publie un premier livre consacré à l'Algérie, L'Algérie en 1957, qui deviendra en 1961 L'Afrique bascule vers l'avenir et dont elle publiera une édition très élargie en 1999. En 1960, elle publie un second livre consacré à l'Algérie, Les ennemis complémentaires, avant de reprendre son activité d'enseignante et de chercheur en 1962. C'est en 1966 qu'elle publiera son étude fondamentale des structures familiales, Le Harem et les cousins. En 1977 sort Ravensbrück dont elle publiera une nouvelle version enrichie en 1988, puis en 2000, Il était une fois l'ethnographie, et en 2001, À la recherche du vrai et du juste, À propos rompus avec le siècle, une soixantaine de textes écrits tout au long de son existence et qui reflètent ses interventions dans la vie publique de son pays.
Isabelle Tassan-Toffola
membre du comité de rédaction de Passerelles
Passerelles : Dans une interview accordée à Jean-Pierre Magnine en 1991 et publiée dans À la recherche du vrai et du juste, vous dites être convaincue qu'une des causes du sous-développement de tout le sud de la Méditerranée, c'est le statut de la femme. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Germaine Tillion : Oui. Je pense que ça a bloqué l'évolution de cette région du monde. Lorsque la femme n'a plus le droit de parler, ça fait tout de même une grande moitié de silence qui stérilise aussi l'autre, l'autre moitié. Ça rabat énormément le niveau de la recherche. La présence de la femme est indispensable et la voix de la femme est indispensable à la voix humaine. L'Humanité, c'est un dialogue. Si vous supprimez un des éléments du dialogue, c'est un grand silence, un grand silence dramatique.
Passerelles : Alors vous avez souhaité, quand vous avez mis sur pied les Centres sociaux1, donner une autre éducation aux femmes.
G. T. : Oui, c'est ça, aux femmes et aux hommes. C'est-à-dire, il faut que les hommes soient éduqués aussi à respecter la parole des femmes et il faut que les femmes soient éduquées à élever les enfants de telle façon que les petits garçons ne soient pas élevés d'une manière spéciale ou différente de celle des petites filles, parce qu'après tout, qui est-ce qui élève les enfants, c'est bien les femmes non ? Elles sont donc en grande partie coupables du grand silence féminin.
Passerelles : Quel est le rôle de la mère en Méditerranée ?
G. T. : Moi, je me souviens d'une quantité de femmes qui m'ont dit : « J'ai été en classe parce que mon père m'a prise par la main et m'a emmenée à l'école, malgré ma mère. C'est mon père qui m'a prise par la main et qui m'a conduite en classe ». Beaucoup m'ont dit ça. C'est pas les mères qui envoient leurs filles à l'école, ce sont les pères. (...)
« (…) Arrive novembre 1954, et c'est alors que le professeur Louis Massignon, homme de science, de conscience et de préscience, exigea de moi que j'accepte une mission de trois mois dans l'Aurès.
Je revis ainsi les Aurésiens après quatorze ans d'absence. Quand je les avais quittés, je connaissais presque mieux qu'eux-mêmes leurs ressources et je fus très vite épouvantée par la chute régulière et croissante de leurs niveaux de vie -une chute liée évidemment à la progression normale de la démographie- c'est-à-dire aux bienfaits irréversibles des vaccinations.
Quelle solution offrir à cette nouvelle humanité dont le nombre double à chaque génération -mais dont chaque individu veut et doit consommer à peu près dix fois plus que son grand-père ?
La solution hitlérienne, je l'avais vue de près et ensuite j'avais consacré une partie de ma vie à en étudier les fondements et les ruses.
Sur toute la terre la consommation et les exigences des hommes changeaient du tout au tout, et leur nombre également... À cette révolution mondiale il n'y avait qu'une solution digne de la fratrie humaine : l'éducation, l'instruction, c'est-à-dire des métiers, des solutions, des inventions... et avec cette créativité, suite de cette créativité, la prise de conscience des couples parentaux, c'est-à-dire l'amour paternel et maternel, unis dans la même ambition : offrir à l'enfant de quoi survivre à l'énorme choc que notre espèce est en train de subir...
Cela exigeait prioritairement d'inclure les femmes dans l'espèce humaine. Fait nouveau, autour du lac méditerranéen, mais si nous n'adoptons pas cette attitude, nous risquons grandement de ne pas pouvoir sauver l'autre moitié de l'espèce, celle qu'on appelle masculine. (...) »
Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, À propos rompus avec le siècle. Éditions du Seuil, novembre 2001. (Extrait d'un allocution à la mémoire de Charles Aguesse, premier directeur du service fondé par Germaine Tillion, prononcée au collège Anatole Le Braz de Saint Brieuc, en novembre 1992, en présence de l'ambassadeur d'Algérie en France)
« (…) Entre l'écrivain Mouloud Feraoun, né en Grande Kabylie ; Max Marchand, oranais d'adoption et docteur ès lettres ; Marcel Basset qui venait du Pas-de-Calais (exactement de Fouquières-lès-Lens) ; Robert Eymard, originaire de la Drôme ; le catholique pratiquant Salah Ould Aoudia et le musulman Ali Hamoutène il y avait une passion commune : le sauvetage de l'enfance algérienne -car c'était cela leur objectif, l'objectif des Centres sociaux : permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques qu'on appelle « sous-développement ». Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre.
Apprendre à lire et à écrire à des enfants, donner un métier à des adultes, soigner des malades -ce sont des choses si utiles qu'elles en paraissent banales : on fait cela partout, ou, à tout le moins, on a envie de le faire.
Dans les Centres sociaux, on rendait ce programme efficace grâce à quelques ambitions particulières : tout d'abord on ne scolarisait pas « des enfants », on avait calculé comment scolariser, vite, tous les enfants, filles et garçons ; ensuite on voulait coordonner le programme de cette scolarisation trop élémentaire, trop hâtive, avec ceux de l'école primaire, afin que tous les enfants doués puissent accéder en masse à la complexe hiérarchie de l'enseignement. On voulait aussi que l'enfant instruit ne soit pas un étranger dans sa famille, et pour cela on avait mis au point des formules d'éducation globale (dite de base) ; enfin on y cherchait à augmenter le niveau général de la santé, les activités (donc les ressources) de chaque communauté villageoise où s'était implanté un Centre social... (...) »
Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, À propos rompus avec le siècle. Éditions du Seuil, novembre 2001. (Extrait de « La bêtise qui froidement assassine » publié dans Le Monde du 18-19 mars 1962)