Un atelier d'écriture pour faire connaissance entre gens du quartier

(Extrait du dossier « Citoyens d'aujourd'hui... des histoires en partage » (Passerelles n°31))

Date : 2005
Auteure : Isabelle Tassan Toffola, Animatrice de l’atelier d’écriture « Citoyens d'aujourd'hui... des histoires en partage », Centre socio-culturel Lelierre de Thionville

Il y a d’abord eu Miné, Nam thip, Pham et Rolade qui sont arrivées ce matin du 20 janvier 2005, quatre femmes souriantes et impatientes. Originaires respectivement de Turquie, de Thaïlande, du Viêt-Nam et des Phillippines, aucune ne parlait ni ne comprenait la langue de l’autre. Elles se connaissaient tout au plus de vue.

Nous avons donc fait connaissance en français, puis chacune s’est brièvement présentée. Cet épisode mérite d’être raconté.

Une fois que chacune eût donné son prénom dans sa langue, devant la difficulté des unes et des autres (moi comprise) à le prononcer, certaines étaient prêtes à adopter un prénom français, comme cela se pratique dans les classes. Je refusai catégoriquement, en leur expliquant que leur prénom était un élément essentiel de leur identité, identité sur laquelle nous allions justement travailler pendant les six mois à venir. Elles se rallièrent à ma décision et nous prîmes le temps de mémoriser et de prononcer du mieux possible les prénoms des unes et des autres. Faire entrer dans son langage un peu de la langue de l’étranger ou de l’étrangère, n’est-ce pas commencer à l’accepter avec sa différence ?

Notre effectif devait subir de nombreuses variations. Après quelques séances, Pham, qui avait choisi de travailler, dut quitter l’atelier. Elle y reviendra quatre mois plus tard et écrira dans les deux mois restants l’intégralité de son récit. Farida, originaire d’Algérie, rejoindra le groupe en février pour ne plus le quitter. Nam thip, elle aussi empêchée par son travail, arrêtera de venir en avril et ne reviendra qu’en juin mettre la dernière main à son récit. Nous rejoindront en mai Raimonda, arrivée depuis peu du Brésil, et en juin Dominique, seul homme du groupe. Seulement quatre personnes sur sept ont donc fréquenté avec assiduité l’atelier, mais toutes celles qui avaient pris l’engagement de mener à bien leur projet d’écriture sont allées jusqu’au bout.

Au départ, il s’agit, grâce à cet atelier, de faire connaître aux habitants du quartier des Basses-Terres qui sont ces immigrés qu’ils côtoient sans les connaître. Je comprends très vite que pour ces femmes immigrées maîtrisant plus ou moins bien la langue française, l’atelier comble un besoin impérieux et tout simple : parler français avec des personnes qui prennent le temps de les écouter, qui les comprennent et les considèrent. Car, me disent-elles, impossible d’avoir une longue conversation en français avec des gens qui ne parlent pas leur langue. Leur difficultés à parler le français les isolent, même lorsqu’elles travaillent. L’atelier est donc pour elles, en plus d’un lieu de rencontre, un lieu de parole privilégié où elles peuvent enfin s’exprimer et même progresser. Très vite donc, la parole a circulé, la confiance s’est installée et nous avons pu commencer à travailler.

Au début, le groupe est très studieux. Les textes écrits la semaine précédente et corrigés par mes soins sont relus par leurs auteurs qui donnent leur accord ou demandent à ce que soit modifié un mot, une phrase. Puis nous partons pour une nouvelle exploration de l’histoire de chacune. J’aide celles qui en ont besoin et lorsque tous les textes sont terminés, nous en faisons la lecture, puis chacune réagit par rapport à ce qui a été lu et je recadre si besoin est par rapport à la proposition de départ.

Je me souviens d’une séance particulièrement studieuse où pendant deux heures d’affilée, tout le groupe a écrit sans presque lever le nez de sa feuille. C’était le jour où le journaliste du Républicain lorrain était venu prendre des photos et me demander des informations sur l’atelier. C’était un jour exceptionnel, je ne les avais jamais vues écrire avec autant d’énergie. Au bout de quelques séances, nous avons été plusieurs à rapporter café, thé et petits gâteaux. Mais nous avons rarement eu le temps de faire une vraie pause ensemble, tant écrire pour certaines (qui traduisaient de leur langue maternelle en français) prenait du temps.

Car le contrat de départ était celui-ci : « Vous écrivez vous-même votre histoire, avec vos propres mots, afin de vous l’approprier petit à petit. Bien sûr, je suis là pour susciter l’écriture, la canaliser, corriger les fautes de langue et aider à la composition du texte final. Mais tout le reste, c’est-à-dire presque tout, c’est vous qui le ferez. L’essentiel est que vous vous laissiez porter par ce qui vient, juste en suivant les quelques guides que je vous donnerai au cours des séances à venir. »

Si cette perspective ne posait pas de problème particulier au Docteur en philosophie qu’est Rolade, il n’en était pas de même pour Miné, qui avait été obligée d’arrêter ses études à l’âge de onze ans en Turquie et qui se demandait comment elle allait bien pouvoir mettre en mots ce qu’elle avait à dire.(...)

Il me semble essentiel que ce soit la personne qui écrive son histoire et non quelqu’un à sa place. Elle seule est en mesure de donner aux événements la place qui leur revient ; elle seule peut les raconter tels qu’elle les a vécus, en restituant au plus près ce que sa sensibilité a enregistré alors. Ce n’est pas pour rien que la plupart ont écrit d’abord dans leur langue maternelle le récit de leur vie. La langue est ce qu’un peuple a de plus intime, de plus singulier, de plus élaboré aussi et donc l’outil le plus à même de restituer l’identité de chacun.

L’écriture révèle son auteur. Rien de comparable entre celle de Nam thip, si dense qu’il a fallu la diluer pour la rendre accessible au lecteur, et celle de Farida, trouée, non par densité mais par omission, et qu’il a fallu compléter pour rendre son texte clair. Cet atelier nous a fait prendre conscience de la difficulté qu’il y a à se comprendre d’une culture à l’autre. Tant de choses sont supposées communes, alors que tant diffèrent à la base. Ecrire ensemble son récit de vie, c’est une tentative pour embrasser l’être dans son entièreté, pour l’appréhender sous de multiples angles, afin de mieux le connaître et non de le juger. Cela vaut aussi pour soi-même. Je remercie chaleureusement toutes les personnes du groupe d’avoir accepté de déposer avec autant de sincérité leur histoire dans le creuset de l’atelier.

Je me souviens du jour où nous étions réunis tous les huit et où chacun a lu sa première mouture du texte final. D’un seul coup, nous étions face à sept humanités, qui toutes avaient un poids et une couleur propres et je me suis dit qu’on sentait à cet instant la valeur humaine de chacun et qu’on était en mesure de se jauger les uns les autres, parce que lorsqu’on connaît la vie et le comportement des gens face aux événements, on ne peut pas beaucoup se tromper sur eux.

Vous l’aurez compris, cet atelier fut avant tout une aventure humaine. C’est sans doute à cela que servent les ateliers d’écriture aujourd’hui : à créer du lien social entre des personnes isolées, à reconnaître la valeur humaine de l’autre et sa richesse, à lui permettre grâce au groupe de trouver sa mesure et d’apporter sa pierre à l’édifice par son témoignage. En faisant cela, celui qui écrit son récit de vie devient la mémoire vivante de sa famille, car non seulement il témoigne de sa propre histoire, mais il exhume celle des siens, que souvent personne avant lui n’avait légitimée. Je veux croire qu’il en sort transformé.

 

Récit de vie de Pham NHU-Y

« Avant la guerre, nous vivions heureux. »

Nous étions une famille nombreuse de huit enfants qui vivait dans le Nord Viêt-Nam. Mon père travaillait pour le gouvernement français1 comme receveur des Postes à Hai-Duong. Comme la poste - où nous logions - n’était pas assez grande, mon père acheta un grand terrain sur lequel il construisit une grande maison et où il mit une basse-cour. Il y avait beaucoup d’animaux : des poules, des canards, des oies, ainsi que des bœufs et des chèvres. Tous les matins, nous allions tirer du lait. Il y avait aussi un lac plein de poissons. Avant la guerre, nous vivions heureux.

« En cas d’alerte, chacun sautait dans un trou pour se protéger des bombes. »

Mais en 1948, la situation s’aggrava. Des avions2> se sont mis à bombarder tous les jours. Mon père décida alors que nous, ma mère et les enfants, irions vivre à la campagne et qu’il resterait, lui, en ville, pour travailler. Il nous dit que quand la situation serait stabilisée, nous reviendrions. Quelques jours après que nous étions partis en province, les Viêt-minh3 occupèrent le pays. Ils bombardaient tous les jours. Toutes les familles durent creuser le sol et faire des trous, un trou par personne. En cas d’alerte, chacun sautait dans un trou pour se protéger des bombes.

La guerre dura longtemps. On ne travaillait pas le jour pour échapper aux bombes et la nuit on dormait. Nous connaissions la faim et la maladie. Nous ne pouvions pas communiquer avec mon père. Il n’y avait plus moyen de vivre. Ma mère faisait du marché noir, mais ça ne suffisait pas à nous nourrir et elle décida de nous ramener, mon frère et moi, chez notre père.

Pour cela, il fallait passer le poste de frontière que gardait un soldat français. Personne ne passait sans montrer sa carte d’identité. Là, le monsieur que ma mère avait chargé de nous ramener chez mon père a dit que nous étions ses enfants. Une fois passée la frontière, il nous a fallu cinq jours de marche. Nous nous cachions le jour et nous marchions la nuit. Après que nous sommes arrivés, mon père a envoyé de l’argent à ma mère. La vie a continué. Nous allions à l’école. Mais un jour, mon père dit qu’il avait envoyé plusieurs fois de l’argent à ma mère sans recevoir aucune nouvelle d’elle. C’était parce que les communistes occupaient la province où vivait ma mère.

En 1954 eut lieu la campagne de Diên Biên Phu4. Mon père travaillait à Nam Dinh, lorsque l’armée se replia et que les écoles fermèrent. Il nous dit de faire nos valises et d’aller tout de suite à Haiphong où il avait une maison occupée par sa seconde femme, ma belle-mère. Nous ne restâmes pas longtemps à Haiphong. Là, il y avait un bateau français baptisé « La bouche ouverte » qui emmenait tous ceux qui n’aimaient pas les communistes au Sud Viêt-Nam, à Daang ou à Saigon.

« Après m’être mariée, je suis donc partie avec mon mari au Laos. »

Je suis allée à Da-Nang, car mon cousin y travaillait et mon père à Saigon. Je suis allée à l’école un an, puis je me suis mariée à l’âge de vingt ans. Pendant la guerre du Viêt-Nam, les hommes qui devaient faire le service militaire, après être partis, ne revenaient jamais. C’est pourquoi mon père nous fit faire des papiers pour venir au Laos, où il vivait et travaillait comme directeur des P.T.T.. Après m’être mariée, je suis donc partie avec mon mari au Laos.

Mon père me trouva un travail dans une boîte comme secrétaire dactylographe. Mon mari avait un petit magasin de vente et de réparation de radios, cassettes vidéo et tout ce qui concernait l’électricité en 1955 au Laos. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de personnes pour faire ce métier-là. Lorsque j’ai eu mes enfants, les affaires de mon mari se sont développées et j’ai quitté mon travail pour l’aider. Le temps continuait, roulait doucement. Le magasin s’était agrandi et l’on vendait toutes sortes de produits électromécaniques.

Lorsque mon père fut à la retraite, il rentra dans son pays, au Viêt-nam. Je me retrouvais seule en pays étranger. J’avais maintenant une grande famille. Mes neuf enfants allaient à l’école. A partir du moment où nous avons pu mettre de l’argent de côté, tout a changé : nous n’avons plus jamais été heureux comme avant. Jour après jour, j’ai porté sur mes épaules trop de charges. Mais je devais l’accepter à cause des enfants. Un jour, c’était trop de malheur : je me suis suicidée parce que j’étais dégoûtée de ma vie. Mais malheureusement, je ne suis pas morte.

Un peu plus tard, je reçus un télégramme me disant que mon père était gravement malade et qu’il fallait que je vienne tout de suite. Mon père avait beaucoup d’enfants, mais désormais j’étais toute seule au Laos. Mon frère, qui était venu avec moi, était retourné avec sa mère parce que la deuxième femme de mon père était trop sévère avec lui. Mais moi, la fille, il avait fallu que j’accepte de rester avec mon père dans un pays socialiste, le Sud Viêt-Nam, sans mes enfants !

« Je n’oublierai jamais ces jours-là. »

J’achetai le billet et rentrai à Saigon le 28 avril 19755>. Le 30 avril 1975, les communistes arrivaient au pouvoir. Je n’oublierai jamais ces jours-là. Je mis des vêtements dans un sac, pris mon passeport et partis tout de suite. Si la chance était avec nous, ma famille et moi, nous nous reverrions. Je sortis dans la rue : toutes les sortes de voitures, bicyclettes, mobylettes, etc. roulaient partout ; les gens couraient dans la rue comme des fourmis ; dans le ciel, des avions s’envolaient, prenant à leur bord les personnes qui travaillaient avec les Américains et les familles américaines pas encore parties ; sur la terre, courait une foule compacte. J’entendais des bruits d’armes à feu, d’armes à répétition, de pistolets, de mitraillettes tout près de moi. Nous nous sommes mis à courir, nous avons été vite essoufflés, le bruit se rapprochait, mais je ne savais pas où aller. Soudain, il y a eu un cri très fort à côté de moi : la mère d’une jeune fille venait d’être blessée et avait le genou brisé en quatre. Beaucoup d’autres personnes étaient blessées. Nous avons couru vers l’église. Le curé avait ouvert la porte et disait : « Entrez, mes enfants ! » Tout le monde nous a suivis et est resté silencieux. La nuit est tombée et les bruits d’armes à feu restaient épars. Nous remerciâmes le curé et chacun rentra chez lui. Dans la rue, il y avait des personnes mortes et blessées que personne n’aidait.

« Jour après jour, nous entendions une seule phrase : « Il faut le temps. »

Je dis alors à mon père que je voulais rentrer au Laos pour rejoindre mes enfants, parce que je ne savais pas ce qu’il s’était passé là-bas. Mon père me répondit que dans la situation actuelle de changement de gouvernement, toutes les fonctions étaient arrêtées. Dans le groupe de personnes du Laos arrivé à Saigon le 28 avril 1975, nous étions dix-huit personnes. Nous sommes allés au Ministère des Affaires Etrangères demander si nous pouvions rentrer, mais on nous répondit qu’il fallait attendre que la situation se soit stabilisée. Tous les matins, nous apportions notre casse-croûte et attendions devant le bureau du ministre. Jour après jour, nous entendions une seule phrase : « Il faut le temps. » Sept mois passèrent. Un jour, ils annoncèrent que le gouvernement était d’accord pour que nous rentrions dans le « deuxième pays ». C’était de nous qu’il s’agissait. Mais chaque personne devait apporter son passeport et acheter un billet d’avion qu’il fallait payer en dollars. Pendant les sept mois que j’avais passés à Saigon, de tout l’argent que j’avais rapporté, il ne restait plus rien. Mon père me donna donc de l’argent pour acheter mon billet en me disant que si les choses ne se passaient pas bien au Laos, j’emmène les enfants dans un autre pays.

« …quand le bateau arriva, la police des frontières nous mit en prison parce que nous étions venus sans papiers. »

Les changements survenus au Viêt-Nam, je les retrouvai au Laos. Tout le monde avait peur que les communistes prennent le pouvoir, comme au Nord Viêt-Nam. Quand je rentrai à Vientiane, au Laos, il y avait encore la moitié de la population dans la ville. Les enfants me dirent : « Il faut partir. Si on reste ici, on ne pourra rien faire. Nos amis sont partis lorsque Saigon a été prise. On ne peut plus acheter de riz, il faut des bons. Si on n’a pas de bons, on ne peut pas manger. A l’école, on chante, on danse, on fait le ménage ou on balaye les feuilles qui sont tombées dans la rue. C’est tous les jours pareil. Il faut partir dans un autre pays, la France, le Canada, l’Australie, l’Allemagne… » Je ne savais pas quoi faire avec l’argent que mon père m’avait donné et qui n’était pas suffisant pour ma nombreuse famille. J’en discutai avec mon mari. « Si nous restons ici, les enfants n’ont pas d’avenir. Il faut que tu décides, sinon, après, c’est trop tard. » lui dis-je. Mais mon mari me dit : « Si tu pars avec les enfants, je préviens la police que tu te caches avec eux. » Je ne dis rien, mais je décidai de faire quelque chose pour nous sortir de là. En ville, je connaissais pas mal de gens. Je leur demandais, s’ils partaient, de me dire quand. Je revenais alors acheter tous les objets qu’ils avaient avec des dollars pour les vendre ensuite aux Thaïlandais et aux personnes qui restaient au Laos. Je fis des affaires. En un mois, je gagnai suffisamment d’argent et un jour, je m’évadai avec les enfants, sans en dire un mot à mon mari. Je le laissai avec sa deuxième femme et les deux enfants qu’il avait eus avec elle. Mais après avoir franchi le Mékong qui sépare le Laos de la Thaïlande, je n’eus pas de chance : quand notre bateau arriva, la police des frontières nous mit en prison parce que nous étions venus sans papiers.

Le lendemain matin, le juge demanda : « Où alliez-vous ? » Je répondis : « En Thaïlande, dans un camp de réfugiés. C’est pour ça que je suis venue ici. » Le juge donna une amende à chacun de nous (2000 bats, soit 100 dollars) ainsi qu’à ceux qui avaient passé la frontière sans papiers. Il nous dit : « Je vous donne 24 heures pour trouver des papiers, car il en faut pour entrer dans le camp de réfugiés. Sinon, je vous mets en prison et je vous renvoie au Laos. » Je payai l’amende et dis aux enfants : « Ne bougez pas, restez ici. Je cours chercher le chef de poste des réfugiés. » Mais il y avait beaucoup de monde qui arrivait de tous les coins et je ne savais pas comment faire. Soudain, le chef sortit pour manger. J’en profitai et lui dis toute la vérité. Je lui dis : « Si vous ne nous aidez pas, qu’est-ce qui va se passer pour mes enfants ? Je n’ai pas d’argent. Le juge a dit : 24 heures. Si nous n’acceptons pas de rentrer au Viêt-Nam, il va nous envoyer au Laos et là-bas nous mettre en prison. Aidez-moi, monsieur, s’il vous plaît ! » Il donna un coup d’œil à mes enfants et dit : « Je fais les papiers, mais vous, il faut que vous cherchiez à louer un appartement. Venez me voir demain. » Je connaissais une famille qui, elle aussi, cherchait un appartement. Nous avons loué une maison ensemble et partagé le loyer après avoir discuté le prix avec le propriétaire. Nous lui avons demandé à emménager tout de suite. Là-bas, c’est facile pour louer un appartement, ce n’est pas comme ici où il faut faire tout un tas de papiers.

Le lendemain, à huit heures, j’allai au camp de réfugiés. Je dis au chef du camp : « J’ai fait tout ce que vous m’avez demandé. » Il me donna du riz, de la nourriture et de l’argent. Nous restâmes neuf mois à Nong Khai. Un jour, le chef dit : « Laotiens, restez à Nong Khai ; Vietnamiens, il faut aller dans le camp de réfugiés de 6>. » Le lendemain matin, tous les Vietnamiens montèrent dans les autobus et furent emmenés à Bourkhao. Nous sommes arrivés dans le casernement d’un camp militaire qui n’avait pas servi depuis longtemps. Dedans, il y avait cinq boudings (grands appartements). Nous étions 1250 en tout, grands et petits.

« Il était interdit de sortir, comme en prison. »

Ma famille fut logée dans le bouding 5 où il y avait deux chambres. On donna à chaque personne une couverture, un bol et une assiette. Tous les matins à huit heures, on allait chercher le petit déjeuner, une soupe, du riz ou de temps en temps une baguette. À midi et le soir, une soupe de potiron et des légumes sautés avec un peu de viande ou du maquereau, mais de la soupe de potiron tout le temps. Le matin à huit heures, un camion apportait de l’eau pour boire, laver ou se laver, comme on voulait. Mais elle était très sale.

Nous restions dans le casernement. Il était interdit de sortir, comme en prison. Tout autour du camp, il y avait des fils de fer barbelés. À l’extérieur, les Thaïlandais vendaient des gâteaux, des fruits, du poisson, de la viande, du savon et tout ce dont nous avions besoin. « Si vous avez besoin de quelque chose, nous disaient-ils, demandez-le nous, demain on vous le ramènera. » Les familles qui avaient de l’argent achetaient et cuisinaient. Mais nous qui n’en avions pas, nous mangions ce que la Croix-Rouge nous donnait. Nous avons vécu quelques mois dans le camp et mon mari est arrivé avec sa femme et ses deux enfants. Je lui demandai pourquoi il n’était pas resté là-bas. Il me répondit que lorsqu’il était parti, la situation était difficile, qu’il n’y avait pas de travail, que tout le monde s’en allait et que maintenant, des étrangers arrivaient à Vientiane et que c’était à cause de cela qu’il était parti, qu’il avait tout laissé.

Quelques mois plus tard, l’Amérique, la France, le Canada, l’Australie… vinrent chercher les réfugiés. Les Américains vinrent chercher les personnes riches, celles qui exerçaient un « bon métier » (qui les intéressait) ou les familles qui travaillaient avec eux à Saigon auparavant. Quant aux pays européens, ils n’acceptaient sur leur territoire qu’une seule femme par couple ; c’est pourquoi mon mari demanda à divorcer d’avec moi. Dans une telle situation, j’étais forcée d’accepter et d’accepter les souffrances qui s’ensuivaient. Nous avons fait les papiers du divorce dans le camp et il me laissa tous les enfants. Deux semaines après, il partit avec sa femme et leurs deux enfants. Les miens étaient tristes et quelques-uns pleuraient. Mais je leur dis : « C’est la vérité, on ne peut pas la changer, il faut l’accepter. » Nous avons vécu dans le camp, jour après jour. Beaucoup de familles sont parties, restaient des familles nombreuses, des orphelins et des célibataires.

Moi, je cultivais des légumes pour les vendre aux personnes qui avaient de l’argent et certains de mes enfants donnaient des cours de français, d’autres tricotaient des gants et des écharpes pour ceux qui partaient, afin de gagner un peu d’argent. Quand nous avions de l’argent, j’achetais de l’huile et du nuoc man pour faire le riz cantonais, de temps en temps des œufs ou 200 grammes de viande sautée avec beaucoup de légumes. Nous avons vécu près de deux ans dans le camp. C’était la Croix-Rouge qui nous donnait à manger, mais j’ignore pourquoi, de temps en temps, ce n’était pas suffisant. C’était comme ça dans le camp : si les rumeurs n’étaient pas bonnes, les chefs dans le camp n’étaient pas contents.

« La nuit, j’oublie tout, je dors, mais dans mes oreilles, reste le bruit des coups qui frappe. »

Un jour que nous avions terminé le repas et que tout le monde était allé au lit, soudain le camion du commando arrive. Nous ignorions ce qui était arrivé. Nous entendîmes le haut-parleur. Tout le monde dans le camp veillait. Grands et petits se rassemblèrent immédiatement dans la cour. Les Vietnamiens du Nord et ceux du Sud, qui ne comprenaient pas la langue, étaient restés dans leurs chambres. Les soldats entrèrent dans les chambres et les frappèrent sans s’arrêter. Beaucoup de personnes furent blessées, parce qu’elles ne comprenaient pas ce qu’ils disaient. Quand nous avons tous été rassemblés dans la cour, ils nous ont dit de mettre les mains sur la tête. Puis ils dirent : « Vous êtes en pays thaï, vous mangez du riz thaï, vous vivez chez les Thaï. Le gouvernement thaï vous donne de quoi manger et vivre. Aujourd’hui, je suis venu pour vous donner une leçon. A partir d’aujourd’hui, si j’entends que vous avez dit quoi que ce soit, voilà ce qu’il va se passer. » Il y avait des personnes qui ne savaient pas ce qu’il disait et qui demandaient à la personne à côté. Celles qui demandaient, comme celles qui répondaient, furent frappées. Ce jour-là, il y eut beaucoup de personnes blessées. Le sang coulait partout.

Il y avait un monsieur qui était un officier réfugié à Saigon. Il devait sortir le lendemain et aller au Consulat rejoindre sa famille qui partait en Amérique. Mais cette nuit-là, il en est mort.

Dans le camp, il y avait un trou rempli d’eau et de saletés. Les soldats ont jeté les célibataires dedans et leur ont fait boire de cette eau-là en leur maintenant la tête sous l’eau. Ils ont fait beaucoup de mal aux célibataires, parce que ceux-ci avaient saccagé le camp et les avaient insultés.

Il y avait aussi deux jeunes filles célibataires chinoises qui m’ont demandé de venir avec nous dans ma chambre, de peur d’être emmenées par les soldats. Quand l’homme qui parlait a dit : « Rentrez dans votre chambre ! », tous, blessés ou pas, sont rentrés très vite et les filles ont pu venir avec nous. Le lendemain matin, le camp de réfugiés était comme un terrain vague servant de cimetière. Pas un bruit, tout le monde restait en silence. Les personnes blessées aidaient à panser d’autres blessés.

Devant la porte du camp, tous les journalistes de Thaïlande attendaient pour demander : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Mais les soldats avec leurs fusils défendaient à quiconque d’entrer, que ce soit la Croix-Rouge, les ambassadeurs ou les pasteurs. Après trois jours, la porte fut ouverte, les marchandises arrivèrent et les médicaments pour nous les blessés. Il y avait des remèdes à base de plantes pour empêcher le sang de couler.

Depuis ce jour-là, moi, je suis un corps sans âme. La nuit, j’oublie tout, je dors, mais dans mes oreilles, reste le bruit des coups qui frappe. Et je suis loin d’avoir dit tout ce que j’ai vu.

À cause de ce qui s’était passé, presque tous les pays du monde accueillirent les réfugiés politiques. J’ai dû accepter que mes enfants deviennent catholiques pour qu’ils puissent obtenir des papiers pour venir en France. La Croix-Rouge nous a aidés à payer les billets d’avion, à condition que nous la remboursions une fois que nous aurions du travail. Vingt-trois jours après ce qu’il s’était passé, nous sommes arrivés en France.

« On nous expliqua, ainsi qu’aux enfants, la vie en France… »

À notre arrivée, nous sommes allés dans un foyer à Paris et le lendemain matin, un monsieur est venu nous chercher en autobus. Nous avons roulé pendant quatre heures et nous sommes arrivés à l’église de Yutz bas. On nous a donné à manger et on nous a présenté les messieurs dames qui s’occuperaient de nous lorsque nous aurions besoin de quelque chose. Tout le monde était très gentil avec nous. On nous expliqua, ainsi qu’aux enfants, la vie en France, et le lendemain, les enfants furent emmenés à l’école. On nous parla beaucoup, mais malheureusement, je ne comprenais pas ce qui était dit. Quand le repas fut terminé, on nous ramena à Yutz, dans le quartier de Cofimeg. C’est là que j’habite depuis le 28 mars 1977. Lorsque j’arrivai dans l’appartement, il y avait tout ce qu’il fallait pour une famille.

Le lendemain matin, un monsieur emmena les enfants à l’école : les grands à Thionville et les petits à l’école du quartier de Cofimeg.

Je suis allée, accompagnée d’une dame, faire une demande d’allocations familiales et d’allocation logement. Au moment de faire les papiers, nous n’étions pas d’accord d’avoir un appartement de cinq pièces pour dix personnes. Nous trouvions que c’était trop petit. Mais la personne nous dit : « Nous n’en avons pas de plus grand que celui-là. Si vous en trouvez un plus grand, dites-le nous. » Au bout de cinq mois, nous n’en avions pas trouvé et nous avons accepté de payer le loyer. Nous sommes allés à la Croix Rouge chercher des vêtements, des chaussures et les quelques affaires dont nous avions besoin. Tout était usé et vieux, mais il y avait des personnes pour nous aider à faire tous les papiers en cas de maladie.

« Je leur ai donné une morale. »

Chaque soir, les enfants rentraient de l’école. Toute la famille mangeait. Je leur ai donné une morale. Je leur ai dit : « J’ai quitté mon pays à cause de vous. Il faut bien travailler à l’école et expliquer les explications de vos professeurs. Si vous ne comprenez pas, dites-le tout de suite et demandez qu’on vous réexplique, parce que nous n’avons pas de l’argent comme eux. Il faut réussir, bien aller à l’école. » À la maison, je m’occupais de répartir les tâches : qui faisait la vaisselle le lundi, qui faisait le ménage le mardi, etc. C’était chacun son tour. Si ce n’était pas propre, je punissais et il ou elle faisait le double. Pour les vacances, j’avais des bons de vacances pour tous les enfants. Il fallait payer une petite somme. J’économisais toute l’année et les enfants partaient comme tous les autres enfants en Italie, en Espagne, … À dix-huit ans, ils ont passé le permis. Quand les grands ont eu terminé l’école, ils sont allés travailler. Je leur ai laissé un petit peu d’argent et j’ai pris le reste pour élever les autres. Ils sont allés à l’école juste pour apprendre un métier. S’ils voulaient continuer plus loin, il fallait que j’accepte de payer leurs études. À cause de cela, la Mairie et la Caisse d’allocations familiales m’ont convoquée pour me demander où je prenais l’argent pour que mes enfants rentrent dans les grandes écoles. J’ai dit : « Les enfants travaillent. Je prélève de l’argent sur leur salaire pour élever les autres. »

Les enfants ont eu de la chance : quand ils ont eu terminé l’école, ils ont trouvé tout de suite du travail. Quand ils étaient en stage, ils travaillaient bien et le patron leur disait : « Quand tu auras terminé l’école, viens travailler avec moi. » C’est pour cela qu’ils ont tout de suite travaillé après l’école.

Les enfants ont grandi, se sont mariés, sont partis travailler ou sont allés dans les grandes écoles.

J’habite à Thionville depuis 1990. En 1998, mon fils a acheté un appartement pour moi. Maintenant, j’ai beaucoup de petits enfants qui sont ingénieur, en « prépa » ou qui apprennent un métier. Le temps passe rapidement. Je n’arrive pas à croire que j’ai fait tout ça. Maintenant que j’ai terminé, j’ai accompli pleinement mon devoir.

  1. Jusqu’en 1945, date du coup de force japonais qui met fin à l’autorité française, l’actuel Viêt-Nam fait partie de l’« Union indochinoise française », protectorat français.
  2. Le 19 décembre 1946, avec l’insurrection Viêt-minh à Hanoï contre la France, débute la guerre d’Indochine qui durera jusqu’au 7 mai 1954, date de la défaite des forces françaises à Diên Biên Phu.
  3. Front d’Indépendance du Viêt-Nam, fondé en 1941 par Hô Chi Minh, devenu en 1945 Président de la République Démocratique du Viêt-Nam.
  4. Le 21 juillet 1954, les accords de Genève partagent le Viêt-Nam en deux parties : le Nord et le Sud Viêt-Nam. Le Nord, soutenu par la Chine communiste et le Sud, soutenu par les Américains, entrent en guerre de 1964 à 1975, année où les troupes du Nord prennent Saigon.
  5. Le 2 juillet 1975 est fondée la « République socialiste ». Les Vietnamiens du Sud, anticommunistes farouches, tentent alors de fuir les camps de « rééducation » qui leur sont imposés. C’est le début de l’exode des « boat people ».
  6. En Thaïlande.